Calepin #6 par Nicole Caligaris

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

Calepin #6 par Nicole Caligaris

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— Je vous appelle parce que je suis sur le pont d'Austerlitz, il y a un homme debout sur le parapet. Il refuse de descendre…

Le 17 — Vous dites, Pont d'Austerlitz, à droite ou à gauche ?

— Qu'est-ce que vous voulez dire ? Ça dépend d'où on regarde… Mais vous ne pourrez pas le louper, il est en équilibre sur le parapet…

Le 17 — Je vais appeler les collègues du commissariat du 12ème. Alors, Pont d'Austerlitz, à droite ?

— Quand vous tournez le dos à la gare d'Austerlitz, c'est le parapet de droite.

Le 17 — D'accord. Et qu'est-ce qu'il fait ce monsieur ?

— Comment qu'est-ce qu'il fait, il est sur le parapet, il traite les gens de tous les noms quand on lui dit de descendre…

Le 17 — Ah, il insulte les passants !

— Attendez, c'est pas qu'il insulte les passants…

Le 17 — Vous dites qu'il vous traite de tous les noms, j'appelle ça insulter les gens !

— Mais c'est pas le problème ! Le problème c'est qu'il est en danger !

Le 17 — C'est un homme de quel type ? Européen ? Africain ?

— Mais vous ne pouvez pas le rater ! Il est debout sur le parapet du pont !

Le 17 — Oui oui, ne vous inquiétez pas, nous allons intervenir, il est agité ?

— Oui, enfin, il fait des simagrées mais c'est surtout qu'il se tient sur le parapet !

Le 17 — Des simagrées ? Qu'est-ce que vous voulez dire… ?

 

L'homme de la voirie, grand, en combinaison verte et gilet fluo comme il se doit, avec la capuche de son sweat enfoncée sur la tête, balaye le caniveau sans se presser. Il pousse toutes les saletés devant lui, je remarque qu'il tournicote très adroitement son balai, toujours sans se presser, sur le même rythme nonchalant, et il extrait un machin du caniveau, un papier, qu'est-ce qu'il fiche ? il laisse le plus gros déchet sur le bord du trottoir et il continue, tranquille, à pousser devant lui trois brindilles, en voilà un boulot ! Ah oui mais non, à regarder plus attentivement, le truc qu'il a laissé comme une île, bien visible, bien au sec, je réalise que c'est une carte routière qui a dû tomber de la voiture garée à cette place à présent libre. L'homme a soigneusement sauvé du caniveau une carte routière qu'il a laissée à la disposition de qui voudra la prendre.

Le lendemain elle est toujours au même endroit.

 

Nouvelle façon de se saluer, ce matin, dans le quartier :

— Vous avez dormi ?

C'est que nous avons passé une partie de la nuit au son des mortiers. Je trouve une carcasse de scooter calciné au coin de la rue, la rébellion a décidé d'œuvrer du côté de Voltaire-La Roquette plus radicalement qu'on imagine : je vois la dame sans abri qui habite un banc devant le manège de la place, avec sa masse impressionnante et ses paquets, dans un état désolant, je vois cette femme, ce matin, les yeux dans le vague comme toujours, mais debout, et bien campée, même, au beau milieu de la rue de la Roquette, au niveau du bistrot La Fée verte, elle empêche un type à scooter, avec son passager, de sortir du trottoir où il est garé. Une file de voitures attend patiemment que la situation se débloque, la femme ne dit rien, ne regarde même pas le type, elle regarde droit devant, loin devant, le type la regarde intensément, lui, désarçonné, sans un mot, il attend un moment qu'elle décide de se pousser, elle ne bouge pas, bon, il essaie de la contourner, mais non, elle se déplace pour lui bloquer le passage, personne ne klaxonne, que c'est étrange, personne ne s'énerve ni n'insulte qui que ce soit, très étrange, le scooter patiente, essaie de passer, ne peut pas, recule à grand effort, la machine pèse, il patiente, essaie encore, la femme se déporte à chaque fois pour le bloquer. Puis finalement je ne sais pas ce qui se passe, ça se débouche, les voitures passent, je ne vois plus le scooter ni la femme, dans le flux.

 

Paraît-il que c'est le « monde d'après ». Cette amie d'amie que j’ai croisée quelquefois, performeuse de vidéos de sexe lesbien plutôt SM voilà vingt ans, qui vivait dans le monde nocturne, ultra urbain et hype de l'époque, me raconte comment elle a fabriqué une couveuse et fait éclore des poussins dans son appartement parisien où, grâce à son coq, qu'elle a fini par faire disparaître j'ignore de quelle façon, parce qu'il chantait tous les matins sur le balcon, elle a fait la connaissance de sa nouvelle voisine, qui se trouve être, tiens, la propriétaire de la galerie d'art intéressée par le spectacle de notre amie, Paris, Paris.

 

…à suivre