Theodor W. Adorno, Interpréter Pour une théorie de la reproduction musicale par René Noël

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01 avril
2024

Theodor W. Adorno, Interpréter Pour une théorie de la reproduction musicale par René Noël

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Theodor W. Adorno, Interpréter Pour une théorie de la reproduction musicale

Notes

 

C'est dans les années vingt du vingtième siècle, en dialogue avec le violoniste Rudolf Kolisch, avant même de devenir l'élève d'Alban Berg, qu'Adorno a le projet d'écrire ce livre inachevé - ainsi que la Théorie esthétique, le livre sur Beethoven, publié par les éditions rue d'Ulm, Là où sa musique admet des images, ce sont des images sans images écrit-il à propos des dernières œuvres de celui-ci, les notes appelées à constituer un nouveau volume de Minima Moralia, une éthique projetée, l'ont été - consacré à l'interprétation de la musique.

 

Constitué de deux ensembles de notes, le premier issu du Livre noir comprenant RELEVÉ DANS WAGNER, citations de ce dernier commentées par le musicien et musicologue, le second d'autres carnets pour les notes prises avant 1946 et après le 6 décembre 1959, ces deux moments suivis d'ÉBAUCHE, soit la rédaction de chapitres, de MATÉRIAUX et d'ANNEXE, notes pour le séminaire de Darmstadt (1954), ce livre est le contemporain d'ouvrages publiés par Adorno, dont le livre sur Wagner et La philosophie de la nouvelle musique avec lesquels ainsi que l'éditeur allemand Henri Lonitz et Martin Kaltenecker l'indiquent, il interagit.

 

Si les notes sur une partition de musique suffisaient à fixer une fois pour toutes l'interprétation d'une œuvre écrite, alors toutes difficultés disparaîtraient d'un coup de baguette de chef d'orchestre ou par la seule force magique de sa gestuelle. Lire et reproduire la musique, la comprendre, la restituer lors d'un concert, signifierait que les musiciens et les auditeurs ont une vue d'ensemble du morceau de musique joué et que cette forme de savoir évoluerait, les uns et les autres en dialogue à travers le jeu des accords où le Tout, l'œuvre entière et chaque partie de celle-ci s'interpréteraient mutuellement constamment, plus ou moins intensivement, et verraient ainsi les positions de leurs connaissances et de leurs présupposés traversées par la matière musicale elle-même, vivifiée par leurs compréhensions respectives, et à même d'éclairer ses rapports avec la musique dans son ensemble.

 

Il y aurait là le principe d'identité satisfait, la forme idéale, si parfaits qu'à peine le concert fini, le contenu, la réalité concrète de la salle de concert, celles de la rue s'avéreraient si étrangères à ce monde réconcilié, que la perfection elle-même convoquée au forceps serait vide de tout contenu. Aussi bien que la poésie d'Hugo von Hofmannsthal analysée dans Prismes d'Adorno. En tant que langue, la musique vise le nom pur, l'unité absolue entre la chose et le signe, donc le caractère immédiat est à jamais perdu pour le savoir humain. C'est dans ces efforts en même temps utopiques et désespérés d'atteindre le Nom que se repère le rapport de la musique à la philosophie... Or, comme la musique ne connaît pas immédiatement le nom - l'absolu, en tant que son - ... elle est simultanément impliquée elle-même dans le processus qui tourne autour de catégories comme la rationalité, le sens, la signification, le langage. (p. 264).

 

Aussi Adorno note-t-il les questions concernant la totalité, l'agencement de la forme, ne peuvent être résolues en soi, abstraitement, indépendamment des détails, mais seulement en traversant ceux-ci. L'inverse est également vrai. Il faudra souligner cela. (p. 223) Remarque complémentaire à une note commentant l'écoute par Wagner d'un moment de la Neuvième symphonie de Beethoven, écrivant à deux reprises combien il importe de s'appuyer sur des exemples concrets d'écoutes successives qui font l'histoire de la musique.

 

Interpréter donnant sa part de contenu à la figure de la constellation partagée par Benjamin et Adorno où les évènements, les œuvres se lisent et s'éclairent tout autrement si toutefois le rapport à soi-même ne s'exclut pas de cette vision du monde. L'aversion de Wagner pour les types aboutit à l'anonymat, au non-spécifique, à l'abstrait, de telle façon que chez Max Reger, par exemple, on pourrait en définitive transplanter chaque thème et chaque mesure de chaque œuvre dans n'importe quelle autre... (p. 265). Reger critique d'art de Maîtres anciens, Comédie, de Thomas Bernhard vient tout de suite à l'esprit du lecteur. Une forme d'aquabonisme et de principe d'indifférence naît bien souvent du refus de modifier ses points de vue sur soi, soit l'application d'un déterminisme éculé à un monde contemporain de la physique nouvelle.

 

La fonction de l'interprétation musicale est de métamorphoser l'élément idiomatique en élément neumatique, au moyen de l'élément mensuraliste (p. 132). Idiomatique désigne le langage musical préexistant, neumatique nomme l'élément structurel à extrapoler des signes, mensuraliste se rapporte à tout ce qui par les signes s'affirme univoque. L'interprétation est sans intentionnalité, la lecture d'une partition donne à entendre des sons quelles que soient les indications de lecture laissées par le compositeur. Celles-ci ont des rapports singuliers avec l'oubli et l'exercice des mémoires implicites. Ce ne sont ici que quelques aperçus d'un livre assurément important du philosophe, musicien, musicologue et sociologue de Francfort, qui fait voir de l'intérieur sa pensée tournée vers ses autres écrits.

 

La poésie à sa façon, l'alphabet renvoyant quant à lui à une saturation de devoir être et d'injonctions chaotiques, ne manque pas de pratiquer l'interprétation, ainsi que Bernard Heidsieck l'a établi pour ses partitions. La poésie typographique et les poètes pratiquant la mise en page signifiante participent de ce désir de transmettre les sensations au plus près de la création de leurs poèmes, d'État d'Albiach, de Mathieu Bénézet à Michel Crozatier dans son livre (Poème), 1 2 3 4 5 6, alors que Gerard Manley Hopkins a noté les accents dans ses sonnets terribles afin de conduire le lecteur au cœur de ses compositions et que Paul Celan a écrit dans des livres, dans leurs marges, la plupart des poèmes de Fadensonnen, soit un fait poétique répondant aussi bien à l'actualité immédiate, aux genres littéraires, qu'à l'histoire de la langue. Mais ces indications imprécises et bien trop générales ne sont fructueuses que si les histoires et les identités de chaque art sont bien établies et étudiées, et non réduites pour s'adapter à un modèle explicatif prédéterminé qui nie la réalité au fur et à mesure qu'elle se présente à lui.

 

 

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