Graal, de Philippe Sollers par Christophe Stolowicki

Les Parutions

12 févr.
2023

Graal, de Philippe Sollers par Christophe Stolowicki

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Graal, de Philippe Sollers

 

 

Faire coexister l’Évangile de Jean (contre celui de Pierre, comme le jeune écrivain fêté par Mauriac) et le « principe de délicatesse » de Sade, dans une merveille de petit ouvrage d’une verve apaisée et puissante, fable en forme d’essai tout en échos biographiques, sous-titré « roman » et qui est tout sauf un roman, sinon par son tempo de chapitres brefs comme L’insoutenable légèreté de l’être – une gageure que seul Philippe Sollers pouvait soutenir.  L’écriture se stabilise à l’étiage d’une simplicité aboutie qui ne se déploie peut-être qu’à 85 ans, quand l’immense et contrastée culture et l’acuité au présent d’un des rares Résistants à la surpopulation font boucle, de longue lucidité immergée. Soit bien davantage que le « petit […] roman […] métaphysique […] » que déclare l’auteur.

Ou un autoportrait fabulé et mythique on ne peut plus roman, campé sur les siècles le travail sur soi de décennies.

Graal. La coupe avec laquelle Jésus a célébré la Cène et dans laquelle a été recueilli son sang ? Toison d’or objet d’une quête, Origine du monde de Courbet coupée du monde par le collectionneur Lacan ? Mais ici plutôt l’Atlantide, ce continent englouti (en fait, une île) célébré par Platon dans le Timée et le Critias, dont descendent les Atlantes égarés parmi nous, non sans écho des moitiés d’homme hémisphériques d’Aristophane dans le Banquet, aimantées à se rejoindre. Ici « l’Atlante » par excellence peut être la tante incestueuse qui vous a initié sexuellement et dont l’empreinte (mieux que celle d’une mère) vous protège toute une vie.  

« Sa concentration constante vient de son Graal intérieur dont la vibration l’accompagne. »

Ce qui caractérise les Atlantes : l’esprit de solitude, une sexualité transgressive douce non reproductrice, une grande liberté d’esprit. Bref, Sollers, selon toute apparence.

Le travail ininterrompu d’une vie a trouvé un point d’orgue. En regard, à la faveur d’un impressionnant défilé d’authentique culture de grand lecteur, s’extrait de l’ombre un rapprochement vital : comment, pourquoi, par des jeux d’aiguille (« “Tu viens me voir coudre ?” ») sur l’aire génitale de son neveu de 12 ans à qui elle « demande de [s]e déculotter, [sa tante] de temps en temps a un geste pour [lui] piquer légèrement les couilles, cette merveilleuse salope, pas du tout folle, se fait plaisir, en éduquant ainsi, dans son boudoir », le futur écrivain. Mais surtout en réparant, informée sans doute, ou par quel hasard heureux, l’épisode d’horreur qu’il a subi, « bébé d’un an, assis dans un grand cabinet de toilette. Assise devant moi, une fillette amie de mes sœurs, brandit une aiguille à tricoter, et me dit, avec le plus grand naturel de haine, qu’elle va me crever les yeux. Grand cri de ma sœur cadette qui vient d’entrer. Elle maîtrise la folle […] ce qui fait que je dois la vue à ma plus jeune sœur, qui, toute ma vie, aura le souci de me protéger. »

Chez lui comme chez Héraclite, les contraires s’accordent, ou plutôt se concilient, cela jusqu’à l’antinomie absolue d’une foi (l’une de ses dernières têtes de chapitre) en Dieu, un Dieu catholique sociétal mais unique – avec la croyance à l’éternel retour.

Cela projeté dans notre actualité : l’Atlante, celui remonté « génétiquement » ou par quelque autre tour de force de son continent intérieur englouti, est désormais dénommé « le réfugié atlante, « le Migrant », à s’y méprendre avec celui qui par son surnombre menace de nous replonger dans le néant mais demeure notre frère.

Universelle, l’Église catholique, qui étymologiquement est holistique, s’accorde avec l’Isa Upanishad hindoue où « quand on a fait le plein du plein, le plein demeure ».

« Vers la fin de sa vie, Jean-Sébastien Bach pense que le Graal est devenu son orgue. »

 

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