Marina Skalova, Trouer la brume du paradis, L’Ours Blanc, n° 39, par Tristan Hordé

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26 févr.
2024

Marina Skalova, Trouer la brume du paradis, L’Ours Blanc, n° 39, par Tristan Hordé

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Marina Skalova, Trouer la brume du paradis, L’Ours Blanc, n° 39,

Marina Skalova, traductrice du russe et de l’allemand, publie aussi des poèmes (on peut la lire dans la dernière livraison de La revue de belles-lettres, 2023-2). Trouer la brume du paradis a été écrit pour le festival de Poésie de Genève, lu le 24 septembre 2022 et enregistré* : elle a consacré ce texte à une poète russe disparue, Yanka Diaghileva (1966-1991), dont elle a traduit un livre de poèmes à paraître en 2025 aux éditions suisses Zoème. Parmi d’autres, on lira ces renseignements dans l’une des pages centrales de la revue.

 

Marina Skalova ne fait pas que raconter ce qu’elle a pu rassembler de la courte vie de Yanka Diaghileva, elle la situe dans l’URSS des années 1980, dans la Sibérie où elle est née ; elle traduit aussi les chansons de la jeune femme qui en disent long sur ce qu’était la société de l’époque. C’est en Sibérie, peuplée d’une kyrielle de peuples déportés par Staline, qu’a été installé l’essentiel de l’appareil industriel soviétique — il y est encore. Yanka Diaghileva y est née dans une famille d’ingénieurs et était destinée à la même profession que ses parents, mais c’est la littérature et la musique qui l’intéressaient ; elle a interrompu ses études, écrivant poèmes et chansons. Il était exclu dans ce monde fermé de s’écarter de la norme où tout était réglementé, paroles de chansons comme achat de livres et de CD : la psychiatrie remettait les idées en place et une chanson de Diaghileva le rappelle en 1987 dans Comment vivre (strophe 1, 3 et 8, la dernière) :

 

                       Comment vivre — on te le dira en réunion

                       boire quoi — t’as qu’à lire l’oukase

                       manger quoi — rubrique "conseils utiles"

                       la vie mode d’emploi — lis l’oukase trois fois

                       et deux fois le papier sur les fusées ailées

                      

Avec qui coucher — demande à la cellule

on te donnera une réponse conforme

chaque indécence te couvre de honte

crie « non » aux guerres des étoiles !

 

À la vie d’Illitch aux préceptes de Lénine

en avant marche — drapeaux rouges  hissés haut

le monde est entre nos mains à tous

            nous brandissons nos drapeaux !

 

Dans le rien qu’était la proximité des pôles s’est développée une variété de punk, « la pièce déficitaire, le produit manufacturé qui fait dérailler la chaîne de l’usine ». En 1987, Yanka Diaghileva rencontre Egor Letov qui avait fondé trois ans plus tôt le groupe "Défense civile" ; tous deux chantent où ils le peuvent, s’opposant à tout ce qui était plus ou moins accepté par la majorité des Russes : « Si on y arrive avant cette nuit on ne rentrera pas dans nos cages / En deux secondes on doit être capable de s’enfouir sous terre / On restera couchées quand on se fera rouler dessus par les voitures grises / Elles emporteront ceux qui ne savent pas se prélasser dans la crasse » (1988, Sur les rails du tramway, strophe 2). Dans un univers à peu près exclusivement masculin, c’est par la force de ses chansons que Yanka Diaghileva s’impose et Marina Skalova détaille leur caractère particulier : elles ne sont pas seulement un rejet d’une manière de vivre.

 

Prenant un exemple, elle explique comment elle choisit de les traduire, montrant qu’il est quasiment impossible d’en restituer le rythme et son usage très particulier de la langue russe ; les vers « sont des sortes d’anagrammes souvent composées de deux parties dont elle [Y. D.] permute deux lettres ou deux mots pour passer de l’une à l’autre. » Le sens n’est pas du tout absent mais « La logique est d’abord sonore » et la poète joue constamment avec les assonances et les allitérations, les sonorités. D’où la remarque de Jean-Baptiste Para cité ici, également traducteur de ces poèmes, « Face à un poème, on est face à un incendie. On ne peut pas tout sauver. » Les vers ne respectent pas toujours la métrique ni la cohérence, il s’agit donc dans la restitution d’être « fidèle au geste » et non d’essayer de présenter un texte sans ambiguïté.

 

 Marina Skalova écrit en connaissance de cause ; avant de connaître, à l’âge adulte, la jeune chanteuse, elle aimait la musique punk occidentale et écrivait des chansons — perdues avec l’ordinateur qui les contenait. Pour elle, traduire Yanka Diaghileva c’est revivre des moments de son adolescence mais, au-delà des souvenirs, c’est découvrir une poésie « traversée d’éclats, de  bruits de tessons, de bribes de comptines, de postes-frontières, de gyrophares, de visions fulgurantes, d’éléments fantastiques, d’êtres mythologiques. » La jeune poète fait éclater les limites d’un milieu étroit où penser par soi-même, comme maintenant sous le règne de Poutine, équivalait à se condamner à la prison, à la déportation, dans le meilleur des cas. Elle chante une volonté d’être libre, d’être elle-même, dans un pays où le sort de la femme est d’être « au bord », jamais au centre, et elle est sans illusions sur ce qui viendra après l’URSS (1987, L’Enfer-le bord, début) :

 

                       Repose-toi, je me tais, je suis en bas, sur le côté.

                       Je suis dans le coin, où l’on se tait, tout au bord.

                       Le bord est quelque part, l’Enfer est quelque part, l’Eden n’est nulle part.

                       Voilà le bord — l’Enfer c’est là. L’Eden est par-là — il n’y a rien là-bas.

 

Marina Skalova conclut par un état des lieux : « En 2022 en Russie, le punk est à la mode, beaucoup de jeunes ont les cheveux verts ou rose, et c’est à peu près la seule liberté qui reste. » Le 9 mai 1991, Yanka Diaghileva entre dans la forêt. On retire son corps d’un lac une semaine plus tard. Elle n’a rien publié de son vivant, le premier recueil (100 poèmes) date de 2003. En attendant de lire en français un volume de ses poèmes, on apprend un peu à la connaître, elle qui chantait « Brûle-brûle flamme, surtout ne n’éteins pas ».              

 

 

 

* On peut l’écouter sur le site www.litterature-etc.com  (séance 32)

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