Alain Vircondelet, Et nos pleurs seront des chants par Jean Miniac

Les Parutions

23 févr.
2024

Alain Vircondelet, Et nos pleurs seront des chants par Jean Miniac

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  Alain Vircondelet, Et nos pleurs seront des chants

 

 

Dans l'œuvre foisonnante d'Alain Vircondelet, l'Algérie, où il a passé les quinze premières années de son existence, de 1947 à 1962, s'impose avec la force d'une hantise, à laquelle l'auteur ne peut s'empêcher de revenir. Car c'est bien le retour inlassable qui donne à son dernier livre sa dynamique et son rythme si particuliers : la progression n'en est pas linéaire, mais circulaire, et les mêmes motifs reviennent à intervalles sous sa plume, sans pour autant provoquer de lassitude, car, à chaque occurrence, le poète les enrichit de subtiles variations comme le ferait un musicien. Mais si ces motifs récurrents emportent l'adhésion du lecteur, c'est aussi parce qu'ils sont portés par une authenticité magistrale, celle que leur confèrent tout à la fois la douleur et l'émerveillement. La douleur, c'est bien sûr celle qu'inspire l'atrocité de cette guerre — et les passages ne manquent pas dans Et nos pleurs seront des chants où Alain Vircondelet documente, avec équité et sang-froid, les exactions commises par l'un et l'autre camp ; mais il y a aussi l'émerveillement qui semble consubstantiel à la nature profonde de l'Algérie, « un trésor inestimable », qui « donne à ceux qui y sont nés (…) la force d'admirer. » Lumière, paysages se donnent à voir et à vivre dans un temps suspendu et communiquent à la plume d'Alain Vircondelet leur alchimie secrète : on tient là, sans doute, une raison essentielle et efficiente du choix de l'écriture en vers dans laquelle l'auteur a coulé son propos.

On parlait de douleur, de déchirure : Alain Vircondelet les rattache bien sûr aux contingences historiques, à « l'Histoire, / celle avec un grand H, implacable, injuste, froide et aveugle ». Or, un des grands mérites de l'exploration à laquelle la mémoire sans cesse résurgente de cette période invite Vircondelet, c'est de faire apparaître, de façon de plus en plus caractérisée à mesure que le texte se déploie, non pas une, mais des histoires, d'autres espaces historiques nichés dans le tissu des jours et que la poésie a précisément pour tâche de faire apparaître. Il y a d'abord la mémoire franc-comtoise des ancêtres de l'auteur, ceux qui, parmi d'autres, furent les premiers colons français implantés en Algérie au XIXe siècle, mémoire lestée de tout « le poids de leur histoire profonde » — et ce retour aux sources comtoises inspire à l'auteur certaines de ses plus belles pages, d'un pouvoir d'évocation subtil et pénétrant, comme celle où il décrit les femmes préparant leur départ : « Elles choisissent les linges brodés, les dentelles précieuses exécutées par leur mère, leurs plus beaux draps, / et les vases dorés remplis de fleurs de tissu, qu'on leur a offertes / pour leur mariage. » On entend là, nous dit l'auteur, « un chant murmuré qui retient tout de l'histoire passée ». Il y a aussi l'histoire telle que l'appréhende l'enfant, avec sa capacité presque divinatoire d'en saisir les dimensions secrètes et insoupçonnées : ainsi, lorsqu'il se consacre à « la recherche des pièces de monnaie antiques / remontées durant la nuit des fonds marins ». Cette recherche a en fait le caractère d'une propédeutique : elle place l'enfant sur un seuil à partir duquel il va accéder à des espaces beaucoup plus vastes, « parce que moi seul, pensais-je, avais la connaissance secrète, profonde et magique des liens entre les temps et les âges ». Il faut accepter la portée inaugurale de ce remarquable passage pour se convaincre, en effet, que dans les marges apparentes et fragiles qui sont les siennes, l'enfant accède au sens de l'histoire. Et l'on voit qu'on est là tout proche du monde de l'écriture. La compagnie des livres est une autre sphère où s'élabore une histoire pacifiée, riche de résonances, plus authentique et plus vraie, au fond, que les contingences meurtrières et le cauchemar fantomatique qu'elles tentent d'imposer : « Plus je lisais, plus j'oubliais la guerre, / plus je me gavais de romans et de poésie, / et plus cette guerre me paraissait sans lien avec la vraie réalité, / celle des livres et des poèmes. » Aussi l'écriture est-elle appréhendée, approchée, puis effectivement intégrée et vécue comme « une forme du Salut ». Elle n'efface certes pas la douleur de l'exil, le sentiment d'être « en trop » dans un pays, la France, qui ne fut pas toujours tendre pour les « rapatriés » d'Algérie, en 1962, mais elle dispense la force d'un ancrage bien plus vaste que n'importe quel enracinement territorial : « J'étais de ce lieu-là, de ce pays-là, de cette histoire-là, / j'étais du monde des poètes et de l'imaginaire. » Le livre se clôt avec la vision-souvenir qu'a l'auteur, soudain résurgente devant ses yeux, de l'enfant qu'il fut, courant dans une rue d'Alger, dans l'ivresse de la lumière. Mais y voir une fin serait illusoire. Car cet instant d'éternité est aussi la source, pour celui qui est « petit garçon même à l'âge mûr », d'infinies potentialités futures — où la part du langage, de la poésie est reine : « Promesse d'aube / que rien ne saura taire. »

                                                                

 

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