Le grand dépotoir de Julien Blaine par François Huglo

Les Parutions

17 mai
2020

Le grand dépotoir de Julien Blaine par François Huglo

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Le grand dépotoir de Julien Blaine

Pour une fois, définitive comme toute performance (à laquelle Julien Blaine avait dit « bye bye » entre 2004 et 2006, mais le pli est pris), « tout doit disparaître » n’est pas un argument de vente mais de gratuité, un comble de générosité. Tout : « ce qui reste dans un atelier d’artiste à la fin d’une vie de création » (toiles, dessins, sculptures). À emporter, et le reste au feu ! « Plus rien pour les collectionneurs, les galeries et les musées ». Le marché de l’art s’en remettra, mais la question de la valeur attachée aux œuvres d’art par le commerce et par la culture est posée par un acte exemplaire. Et au-delà, la question de leur production. Celle de la connexion entre travail et revenu. Celle d’un travail gratuit qui ne serait plus synonyme de plus-value mais de création. D’un travailleur libre qui ne serait plus prolétaire (contraint à vendre sa force de travail) mais artiste. C’était déjà le programme de « la vie-art », ou vrai art nouveau, de Jules Van alias ViArt alias Julien Blaine dans Libération en 1975 (grand millésime). Sur la portée de cet acte, sur sa maïeutique (oui, que faire de ce don ?), 28 amis s’interrogent, nous interrogent, parmi des photos de pages, des pages de photos.

« À l’une on vend ce qu’à l’autre on donne », dit le père Bonaventure dans un conte de La Fontaine, « Comment l’esprit vient aux filles », que réécrit Julien Blaine en ouverture sous le titre « Comment l’esprit vient au vieil artiste » : comment il se traduit par la création d’un lieu de dialogue conforme à sa vie, la Friche Belle de mai, lieu du « dépotoir » où il remet au pot cette œuvre-vie.

Le programme de « la vie-art » correspond à celui de Jean Dubuffet : « Ce qui manque à la culture est le goût de la germination anonyme, innombrable (…). Une production d’art qui ne met pas gravement la culture en procès, qui n’en suggère pas avec force l’inanité, l’insanité, ne nous est d’aucun secours ». La « valeur esthétique, valeur éthique, valeur civique », est intimement liée à la valeur « pécuniaire », les marchands s’appliquant « à obtenir des prix élevés, lesquels sont ensuite générateurs de prestige ». On ne se libèrera donc « du poids pernicieux de la culture qu’en supprimant la notion de valeur des productions mentales ». Valeur marchande et valeur esthétique relèvent du même fétichisme. « C’est le produit dont toute la culture fait son aliment et non le produire ». (Asphyxiante culture, couverture et extraits reproduits sur cinq pages, avec dans leur prolongement trois pages tirées de Processus de déculturation, un itinéraire, de Julien Blaine, les anartistes, 1972).

Faut-il parler, avec Jean-Charles Agboton-Jumeau, d’ « autodafé permanent » ? Évidemment pas au sens de Savonarole, des nazis, des franquistes, de Pinochet, des Talibans, de l’État islamique, ou de « ces prêtres catholiques de Koszalin », en Pologne, qui, rapportera Gilles Suzanne, ont brûlé en 2019 « quelques exemplaires de Harry Potter ». C’est un « feu de joie » que promet Julien Blaine avec le reste (s’il y a un reste) des restes (le résidu du résidu), pas un feu de haine et de ressentiment. Un feu de lumière, pas un feu d’éteignoir. Il s’agit bien de « disperser, dissiper, gaspiller », de « soustraire à la convoitise d’éventuels gorets ».

Démosthène Agrafiotis rapproche le geste de Julien Blaine de l’ultime réalisation d’Hokusai, La vague masculine et la vague féminine, œuvre à la fois « signature » et « ouverture ». En dénonçant « la pseudo-universalité de la valeur d’échange », Julien Blaine « propose un champ de signes afin que l’art refonde et refasse émerger l’existence humaine qui résiste à notre monde en proie à des mutations infernales ».

De même, pour Laurent Devèze, « cet arrêt est un appel à la relève (…) : à vous maintenant ! ». Blaine fait valoir son droit à la paresse : il renoue avec Lafargue, avec Duchamp : « j’aime mieux vivre que travailler », avec Filliou : « l’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». Bartolomé Ferrando insiste, dans le sillage de Pierre Restany, sur « la fonction déviante de la gratuité » et « son lien avec l’exercice de la liberté ». Giovanni Fontana parle d’une « performance absolue », orientée « vers la poésie totale » (Adriano Spatola, 1969), à travers une « allure », une « attitude créative », un « comportement perpétuellement ludique », une « ironie ». Le feu « sera-t-il jamais allumé ? ». Il l’a été dès que Blaine « a commencé à être poète ».

Jacques Guigou se souvient de « cette expression argotique : "Dépoter le gluant" qui signifie accoucher ». De quoi ? Guigou voit dans le dépotoir « un conseil ouvrier contre les arts domestiqués ». Pour Patrick Javault, un art sorti du marché « va se risquer à une nouvelle vie à travers le don ». Gérard-Georges Lemaire traduit en fables, « coup de pied de l’âne » et mouche du coche, une « conception iconoclaste de l’art ». Barbara Meazzi voit et entend dans « bon débarras » le passé simple du verbe débarrer : Blaine « débarra », il ôta la barre, écarta les barreaux, fit gicler sur ceux des affiches qui marchandisent l’art le spermatoZoo « libre de couler tant qu’il ne se dessèche ». Geste de dissémination, déjà.

Pour Stéphane Nowak-Papantoniou, qui cite l’Essai sur le don (1925) de Marcel Mauss, et Jacques Derrida, « le procédé de dissémination volontaire permet de biffer la logique verticale de l’héritage, la loi du sang et celle de l’aîné ». Ce geste est « fondateur, et non conclusif ». La « part maudite » selon Bataille devient ainsi « part magique », passage de l’économie restreinte à l’économie générale. Retour à l’archaïque via, écrivait Mauss, « la joie de donner en public ; le plaisir de la dépense artistique généreuse ; celui de l’hospitalité et de la fête privée et publique ».

Laurent Cauwet revient sur Fiumalbo en 1967, le Manifeste sous forme d’idéogrammes de 1968, La poésie hors du livre (1971), Géranonymo (1972), le Vrai Art Nouveau (1975) : appels, dans Libération « encore rebelle », au sabotage, au perruquage, au détournement, au vol, etc., « comme réponse créative à l’aliénation subie ». Continuer « ne peut se faire seul mais toujours en appelant à la responsabilité du lecteur comme continuateur ». Voilà qui répond à Nathalie Quintane s’interrogeant sur la « vraie question pour le public : récupérer = thésauriser = spéculer + ou – consciemment (= sait-on jamais) ». Défi, appel à responsabilité : maïeutique, décidément. « Tout Blaine à la décharge » ? Pour « tout réinitialiser », en un « repas totémique », écrit Patrizio Peterlini. Où, ajoute Tanabé Shin, « chacun de nous doit trouver "poète" dans toute son existence, à sa propre façon ». Marianne Simon-Oikawa voit Julien Blaine en « lettré zen », son geste s’apparentant au danshari qui, à la fois, refuse, jette, et se détache. Remerciements de Jean-François Meyer pour les traces de rencontres en sa galerie, de Mata Rosenquist pour le legs marseillais : MAC, Musée d’Arts africains, CipM, la Friche… et de Christina de Simone pour « toutes les voies ouvertes », de Liliane Giraudon, d’André Robèr, de Jean-Hubert Martin, de Jean-Claude Monod, de Peter Read, de Nicolas Roméas, d’Oliva Penot-Lacassagne pour l’ « impérieux travail de refondation de l’action et de la pensée ».

La règle du jeu selon Gilles Suzanne : « faute de fuir, tu fais que ça fuie ». Car le capitalisme capte et neutralise tout ce qui lutte « contre l’hégémonie culturelle des classes dirigeantes et bien pensantes ». Le marché fonctionne « comme un grand collecteur ». Pour Blaine, cet « hérétique », ce qui importe « n’est pas le fétiche, c’est-à-dire le produit. C’est l’effet : le fait que ce produit produise ». La Friche Belle de mai comme « utopie concrète ». La poésie comme « mode de fonctionnement alternatif de la langue, du livre, de l’écriture, de la lecture, mais aussi de soi et du monde… peut-être même du marché et de l’État ». Anysia Troin-Guis cite « la devise proclamée par la performance Breuvage épandu (1968) : l’écriture n’est « pas le résultat mais les gestes qui l’ont précédé et suivi ». En une « pratique existentielle, sociale et démocratisée », l’exposition devient « partage du commun » par un homme qui « semble être seul », ce qui « fait peur » à sa compagne Catherine qui ajoute : « et surtout Jules a l’air vraiment content ! ». Libre comme une ihali (installation humaine anonyme laissée là par inadvertance) : ihalibre, y’a libre ! Free (libre, gratuit), like a rolling stone.

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